Que voilà des rééditions qu'on attendait pas ! Car The Stranglers, groupe essentiel de la scène post-punk britannique, est actuellement vu comme l'un des groupes de rock les plus ringards de la planète ! Il faut dire que depuis dix ans, le groupe ne fait rien pour démentir ce genre de propos en sortant à intervalles réguliers des albums monstrueux de banalités et de poncifs rocks éculés qui feraient même s'enfuir en courant un fan d'Elvis. La fin de carrière atrocement médiocre des Stranglers ferait presque oublier le génie et la puissance toujours vivace de leurs premiers albums. Conjointement, EMI et Sony ont donc eu l'intelligence de remastériser les 12 premiers disques d'un groupe qui a eu bien raison d'être aussi productif.
Back to 77 ! A l'aurore du punk, un quatuor britannique absolument inconnu étrangement nommé The Stranglers IV déboule dans les bacs avec un album assez surprenant : "Rattus Norvegicus". Les Stranglers surfent sur la vague punk mais leurs influences plongent au cœur même du rock psychédélique des années 60. Le groupe se fait immédiatement remarquer de par ses sonorités uniques dues en grande partie aux claviers de Dave Greenfield. Ce dernier joue du synthétiseur à la façon de l'orgue Hammond en choisissant des sons analogiques plus proches de la musique des futures consoles Atari que de Roy Orbison. Les autres membres du groupe sont Hugh Cornwell (chant, guitare), Jean-Jacques Burnel ("froggie" d'adoption et bassiste) et Jet Black (batteur et boîte à rythmes vivante !). "Rattus Norvegicus" contient déjà quelques classiques dont "Peaches", "Get a Grip on Yourself" et "Hanging Around". Bien qu'excellent, "Rattus Norvegicus" possède un son très daté, encore très ancré dans les années 70. Les Stranglers (débarrassés de leur IV) redressent le tir moins d'un an plus tard avec le fabuleux "No More Heroes", bien plus violent et punk rock que son prédécesseur. On y trouve, outre l'excellent titre éponyme, d'autres tubes du groupe, comme "Bring on the Nubiles", "Dagenham Dave", "Bitching", etc... A la fin de l'année 1978, les Stranglers montent encore d'un cran dans la violence punk avec leur (déjà) troisième album "Black and White". Moins inspiré que ses prédécesseurs, "Black and White" vaut surtout par ses deux singles "Sweden" et "Nice N'Sleazy". Ce dernier titre va leur valoir un énorme scandale lors d'une prestation live durant laquelle ils font venir cinq strip-teaseuses sur une scène en plein air. Ces jeunes filles se mettent à s'effeuiller intégralement devant un public anglais médusé qui n'avait jamais vu ça auparavant. L'histoire fera couler beaucoup d'encre et l'article de journal le plus corrosif sera même particulièrement mis en valeur sur la pochette de "Live Excerpts", le disque live qui sort début 1979. Les Stranglers vont atteindre l'apogée de leur carrière avec l'album suivant, "The Raven", qui sort à la rentrée 1979. La musique des Stranglers se fait plus sombre, plus new-wave et flirte même avec les prémisses du rock gothique, sur des titres comme "Baroque Bordello", Nuclear Device", "Shah Shah A Go Go" ou "The Raven". Les Stranglers s'offrent même une ballade mélancolique au piano, "Don't bring Harry", dont les paroles assez déconcertantes restent dans cet humour pince sans-rire qui leur est cher. Là aussi, le groupe fait scandale avec le clip du single "Duchess" ,qui les montre habillés en curés avec des lunettes noires et des barbes de trois jours. Cela semblerait plutôt risible aujourd'hui, mais à l'époque, en Angleterre, on ne plaisantait pas avec ce genre de choses... Cependant, le groupe, avec le succès et la reconnaissance, perd sa bonne (ou sa mauvaise) humeur et décide de s'investir dans un concept-album un peu prétentieux et assez étrange : "(The Gospel According to) The Meninblack". A l'origine de ce disque, la chanson "Meninblack" sur "The Raven", mais aussi les expérimentations sonores testées sur le premier album solo de Jean-Jacques Burnel, "European Cometh", sorti début 1979 (voir chronique de ce disque). Le succès est plutôt mitigé, la réaction du public et du label amenant à des désaccords, d'une part sur la productivité excessive du groupe, d'autre part sur son avenir musical. Sans se démonter, le groupe revient à un album très post punk, "La Folie". Ce disque, qui sort au printemps 1981, marque la fin d'une époque pour les Stranglers. En dépit d'excellents titres comme "Tramp", "Let me Introduce you to the Family", "How to Find True Love and Happiness" et "Pin Up", l'album "La Folie" a quand même un côté "poppy" qui décourage un peu les fans purs et durs. Sans compter le titre éponyme, ballade synthétique ultra kitsch et franchement fauchée, chantée dans un français hésitant par Jean-Jacques Burnel et dans laquelle se dessine déjà la future décadence du groupe. Mais quel meilleur exemple de ce changement de ton que "Golden Brown", le premier tube mondial des Stranglers, petite bluette légère au clavecin qui, pourtant, a été l'un des plus gros succès commerciaux de l'année.
Ce qui achève d'ailleurs de dilater l'ego fort boursouflé du quatuor qui, après quelques singles, rompt son contrat avec EMI pour aller vendre son âme à CBS, la grande ! Les Stranglers vont accoucher en moins d'un an de leur ultime chef d'œuvre, "Feline". Les influences post-punk ont été définitivement abandonnées au profit d'une pop/new-wave austère et mélancolique. L'album s'ouvre sur l'envoûtant "Midnight Summer Dream" qui annonce déjà la couleur très particulière de ce disque, entre rythmiques binaires synthétiques, guitares acoustiques hispanisantes et vagues de synthés analogiques et glaciales. Là aussi, l'album a son tube : "European Female", ballade éthérée et romantique "smart" comme on les apprécie en ce début d'année 1983. Autre single brillant, quoiqu'un peu kitsch, "All Roads lead to Rome", morceau synthétique et dansant que Depeche Mode n'aurait pas renié. Malgré cela, "Feline" reste l'un des albums les plus riches et les plus homogènes des Stranglers, qui arrivent ainsi à leur aboutissement. Un an après, en 1984, l'album "Aural Sculpture", banal et racoleur, sonne le glas du groupe, dont la musique perd de plus en plus sa spécificité au profit d'une production passe-partout et qui, sans doute, colle mieux aux exigences de CBS. En 1986, les Stranglers auront leur ultime succès avec le très mauvais "Dreamtime", qui ne contient en tout et pour tout qu'un seul morceau valable, le mythique "Always the Sun". Le groupe mettra quatre ans pour se relever de ce succès trop fort et qui arrive trop tard. Entre temps, un second album live "All long and all of the Night" aura fait patienter les fans. Pour leur dixième album studio, justement titré "Ten", les Stranglers ont tenté de retourner à leurs racines (on le voit à travers la reprise un peu vaine du "96 Tears" de Question Mark and the Mysterians) et de diminuer l'aspect trop 80's de leur musique. Mais trop d'opportunisme leur ont fait perdre toute crédibilité. "Ten" ne cartonne pas, le groupe se déchire, CBS les congédie et Hugh Cornwell, las et dégoûté, jette l'éponge et quitte le groupe fin 1990.
Depuis, les trois vétérans ont embauché deux jeunes musiciens, un chanteur et un guitariste, et se compromettent d'album en album dans un rock FM bâtard et grotesquement américanisé qui représente tristement tout ce que les Stranglers détestaient dans leur jeunesse. Une chute spectaculaire d'un groupe pourtant inventif, comme en témoignent les douze CD qui composent cette intégrale, enrichie, chez EMI comme chez Sony, de nombreux titres inédits et de singles indépendants. A l'écoute de ces albums, on n'a pas fini de réaliser combien la perte fut grande et à quel point les Stranglers était un groupe unique, fascinant et dérangeant comme on tenterait vainement d'en trouver de nos jours... Si besoin était de prouver que le rock est mort, les Stranglers en ont incarné la plus sinistre des évidences.
Mario